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Café'in... Les archives de nos débats...24 Mars 2004 : Le médicament, pansement social ?
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Tout d’abord, merci à Pieretta de m’avoir invitée à débattre avec vous, pour me sortir en quelque sorte du huis clos dans lequel la psychanalyse risque de nous confiner. Je me suis donc pour vous intéressée de nouveau aux questions médicales, un peu avec réticence au début, mais tout compte fait, la réflexion m’a paru salutaire, me faisant entrevoir des articulations qui me sont restées jusque là inaperçues. Je me réjouis donc d’être là pour vous en faire part et introduire très rapidement le débat par quelques réflexions.
Le médicament, pansement social ?
La question est d’une actualité brûlante. Un vaste chantier dont on débat à tous les niveaux de la société, qui fait produire beaucoup, qui fait dépenser énormément, faute de se donner le temps de vraiment penser.
Que nous évoque ce titre ?
Le médicament, pansement social ?
Dans les trois cas, on peut repérer l’inadéquation entre d’un côté la réponse en tant que prescription provenant d’un qui sait ce que l’autre demande, et celle de cet autre qui tente de dire sa souffrance à travers les représentations qu’il se fait de son corps et de la maladie. Si le discours est solidaire du modèle de société dans laquelle il émerge, et fonction de l’environnement dans lequel il est plongé, le sujet qui demande, essaie pourtant de dire les maux qui l’affectent par des mots qui lui sont propres, à la recherche de sa singularité, ce qui relève d’un tout autre discours que celui des traités de médecine.
Le médecin a donc à examiner une demande qui va bien au-delà de la demande de soin, et prend le risque d’épingler le patient sous le signifiant d’une maladie à laquelle il est identifié, avec le risque de réduire le sujet au silence.
Le problème est le suivant : la médecine devenue de plus en plus scientifique peut-elle laisser la place à l’art médical, où patient et médecin entretiennent une relation dans laquelle le patient ne perd pas son statut de sujet, n’est pas réduit à un objet d’investigations ?
Pour mener ma réflexion, je me suis appuyée sur « les écrits sur la médecine » de Georges Canguilhem. Notamment à partir des deux conférences sur la maladie et la santé qui situe la pensée médicale comme solidaire de la civilisation dans laquelle elle s’exerce, dans le rapport à l’idée qu’on se fait du vieillissement et de la mort.
Si l’on se réfère à la période moyenâgeuse en Europe, la maladie était tenue soit comme une possession par un être malin, soit comme une punition infligée par un pouvoir surnaturel à un déviant ou un impur. Cette conception moyenâgeuse de la maladie, basée sur la croyance en un autre malfaisant, était entretenue par le pouvoir du clergé dans le but d’accroître ses richesses et perpétuer sa domination, comme tout pouvoir dominant, en entretenant l’ignorance fondée sur la peur de la maladie et de la mort. Cependant, en opposition à ce pouvoir obscurantiste, une approche d’un savoir plus rationnel commençait à se construire.
Mais, si l’obscurantisme dominait ici, ailleurs, et dès le 11ième siècle, et plus tard au temps des croisades, la médecine arabe, nourrie des avancées rationnelles plus anciennes, grecques, chinoises, indiennes, atteignait des sommets dans l’art médical. Des historiens témoignent de pratiques étonnantes. Un prince syrien, Ousâma Ibn Mounqidh, dont les manuscrits nous sont parvenus il y a à peine deux décennies, a été l’acteur, le témoin impartial, le guerrier et le poète et écrivain du temps des croisades, l’ambassadeur et ami auprès des Francs. Il a traversé le siècle et nous a livré dans ses récits tant autobiographiques qu’historiques, une réflexion critique sur la médecine du moyen âge, et des descriptions minutieuses des pratiques médicales de son temps. J’en donne ce court extrait tiré d’un ouvrage traduit par André Miquel, sous le titre « Oussama »: « Ces pèlerins de la guerre souffrent de blessures, de maladies, d’épidémies et leur science semble s’extraire de la sorcellerie. Quand Thabet l’Arabe prépare un emplâtre pour soigner un abcès, le médecin franc ampute la jambe et le patient en meurt. Pour une femme atteinte de consomption, son médecin à lui recommande une diète assortie d’un traitement approprié quand le Franc considère qu’elle a un démon dans la tête et la soigne avec un rasoir faisant sur le crâne une incision en forme de croix si profonde que l’os apparaît. Au moment où ce dernier décide de frotter la plaie avec du sel, la femme succombe dans une grande douleur. …Tout le long de ce siècle, Damas offre les soins médicaux les meilleurs du monde, et des scientifiques pratiquent la chirurgie esthétique puisqu’ils arrivent à reconstituer des visages complètement défigurés par des blessures de sabre, soigner une maladie de peau, ou tenter de calmer la folie en utilisant le bruit des eaux… » Une rationalité était donc déjà à l’œuvre, avec une pratique chirurgicale étonnante et une pharmacopée riche en substances dont l’efficacité est encore reconnue de nos jours. En ce temps là, la médecine était un art pratiqué souvent par des médecins à la fois philosophes, mathématiciens, à la fois penseurs et scientifiques.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Le développement des sciences et des techniques a-t-il effacé cette part d’inventivité qui fait de la médecine un art, celui du rapport à l’être humain dans sa globalité ? Médecins et patients ont-ils perdu leur singularité face à toutes les possibilités de réponses qui s’offrent au médecin, à l’exigence démesurée de la demande des patients pris au piège de l’illusion de la toute puissance de la science ?
Pourtant les mythes fondateurs de l’art médical, à l’aube de l’humanité, se retrouvent dans toutes les civilisations, et reposent tous sur le lien de la vie, à l’amour, à la maladie et à la mort.
Dans notre aire géographique, nous pouvons citer les mythes grecs dont les civilisations méditerranéennes sont les héritières.
Les grecs font remonter l’origine de la médecine au dieu Asclépios dont différentes légendes entourent la naissance et la mort.
Il serait selon l’une d’elle le fils d’Apollon et de Coronis, d’un dieu et d’une mortelle. Une fois enceinte de lui, Coronis va commettre une faute : céder à l’amour d’un mortel. Prévenu de cette faute, Apollon va tuer l’infidèle, mais en ayant au préalable arraché l’enfant encore vivant du sein de sa mère avant que le corps de celle-ci ne soit consumé par le feu.
Asclépios va être confié par son père au Centaure Chiron qui va lui transmettre l’art de la médecine.
En bon élève, Asclépios va dépasser le maître et va acquérir une telle habileté qu’il découvrit le moyen de ressusciter les morts.
Craignant qu’il ne bouleverse l’ordre du monde, Zeus va le foudroyer.
Après sa mort, Asclépios fut transformé en constellation et devint le Serpentaire qui laissera le caducée comme symbole de la médecine.
Dans sa descendance, on lui retrouve entre autres enfants, deux filles :
Hygia et Panacée. Hygia survivra dans « hygiène ».
Elles vont perpétuer le culte du père, en créant les Esclépiades où les médecins étaient les dépositaires de ce mythe. La pratique basée sur le surnaturel sera le précurseur d’une médecine plus scientifique à laquelle sera lié le nom d’Hippocrate, nom de la première discontinuité opérée dans cet art, dans le rapport entre le rationnel et l’irrationnel.
Nous en restons les héritiers lointains, le serment d’Hippocrate que prête chaque médecin avant d’être autorisé à pratiquer la médecine étant aujourd’hui réduit à une simple formalité.
Quelle est la fonction du mythe ?
« donner forme épique à ce qui s’opère de la structure » dit Lacan dans Télévision, page 51.
Le mythe transmet à l’aide d’une fiction l’impossible lien de la vie à la mort, et dont émerge le désir de savoir.
La naissance d’Asclépios est frappée du double sceau de la vie et de la mort. Ce double sceau parle sans le dire, de l’impasse sexuelle à laquelle les êtres vivants parlants sont confrontés, et souligne la tentative prométhéenne qui sommeille en chaque être, celle de lui échapper par le savoir, un tout savoir qui viendrait éradiquer l’angoisse du néant de la mort. Dans le mythe, cette tentative aboutit à la mort.
Cette impasse est notre actualité même.
A cette impasse, l’avènement de la science moderne répond exclusivement par la tentation de Prométhée.
Elle réussit dans sa folie raisonnante à abolir la relation médecin-malade, et avec elle, l’émergence de ce qui n’a d’ailleurs jamais cessé d’exister, l’irrationnel dans le malaise grandissant dans la civilisation. Cette abolition vient soustraire le malade à sa propre responsabilité dans le désordre qui lui arrive.
Devant ce savoir scientifico-médical intrusif et envahissant, la pensée reste vivace, mais sans conséquence sur le destin de cette évolution chaotique.
Les poètes l’ont toujours dénoncée. Baudelaire revendiquait dans « la passion de la singularité », « le droit de se contredire et le droit de s’en aller » où se revendique cette responsabilité sans laquelle une vie ne mérite pas d’être vécue. Nous y lisons ce rapport souligné plus haut, inhérent aux contradictions structurales du langage qui met la mort au cœur du ressort de la vie.
« Supporter la vie reste le premier devoir de tous les vivants disait Freud dans un article de 1915 « notre relation à la mort », et de le conclure par cette pensée « si tu veux supporter la vie, organise toi pour la mort ».
A l’origine, la médecine, comme la fonde le mythe devait répondre à ces deux préoccupations, qu’on peut résumer comme étant le choix forcé de l’impossible que chaque vie doit tendre à réaliser.
La réflexion de G. Canguilhem reflète cette préoccupation à travers sa réflexion à partir de l’évolution des deux notions de maladie et de santé.
Dans l’intervalle, nous trouvons les moyens sensés éradiquer les unes, et maintenir l’autre.
On ne peut nier que la maladie ou les maladies, ont d’un certain point de vue gagné à être ordonnées en signes, exprimant des types de désordres corporels à partir desquels un discours peut-être construit et transmis. On peut à partir de là adopter une conduite à tenir devant le patient, mais cette conduite à tenir, si elle reste cantonnée à un standard, aboutit à un enfermement dans un savoir faire, qui exclut le patient et occulte toute possibilité de relation avec le médecin, sans parler des erreurs possibles de diagnostic que cette standardisation engendre, ou des effets iatrogènes que la prescription médicamenteuse peut susciter, et à laquelle le médecin oppose une certaine surdité. Nous aboutissons à ce paradoxe où le savoir construit qui constitue un progrès se double de son envers, la dissociation progressive de la maladie et du malade. On sait sur la maladie, un savoir sans sujet est constitué, mais le malade en tant que sujet disparaît et se réduit à un statut d’objet. Soulignons que le médecin autant que le malade sont parties prenantes de cette dérive.
Nous assistons à un processus de colonisation de la médecine par les sciences fondamentales elles-mêmes en collusion avec le pouvoir politique sous la férule du capitalisme. C’est le constat général de tout ceux qui ont constaté cette dérive et tentent de recentrer la question sur le sujet. Le médicament comme pansement social se situe dans l’interface entre le discours qui exclut le patient pour son plus grand bien, et le silence auquel il est réduit faute de pouvoir dire au-delà de sa demande.
Or, que nous révèlent nos maladies, ou nos symptômes quand on les écoute ?
Je cite Canguilhem : « les maladies sont les instruments de la vie par lesquels le vivant, lorsqu’il s’agit de l’homme, se voit contraint de s’avouer mortel ».
On ne peut dissocier la maladie de son rôle et de son sens dans l’expérience humaine. La mort est dans la vie, et la maladie en est le signe ».
L’illusion d’un tout savoir scientifique nous entraîne dans un imaginaire de toute puissance dont on subit les effets sur tous les fronts.
La santé devient cet idéal à posséder, que l’organisation même de la santé promet d’atteindre et qu’elle définit comme « un état de complet bien-être physique, moral et social, ne consistant pas seulement en l’absence d’infirmité ou de maladie »
Cette définition de la santé trouve son origine dans une définition donnée par un chirurgien du nom de Leriche, dans cette période de fol espoir, et de grand désespoir, entre 1920 et 1945 : « la santé, c’est la vie dans le silence des organes ».
Cette définition s’apparente à un fantasme de toute puissance qui abolirait toute manifestation corporelle jugée pathologique et va engendrer un véritable arsenal de prévention et de gestion de la maladie, avec la création d’une multitude de spécialistes de la santé.
On sait, et il n’est nul besoin d’être philosophe, que cette affirmation est complètement erronée, puisqu’un organe peut être bien malade dans le silence le plus total, et qu’un sujet qui se plaint a peut-être plus de chance d’être moins malade puisqu’en émettant des signes du désordre qui l’atteint, il parle, il rentre en relation, il fait appel à la vie.
La santé serait alors la disposition à vivre qui est rencontrée dans cet écart où le sujet est laissé parler.
Ce serait donc que lorsqu’elle est perdue qu’elle apparaît comme visée à atteindre dans le discours du malade. IL n’y a pas la Santé, il y a pour chaque sujet un état particulier où il peut se sentir vivre. C’est une notion subjective. Nul ne peut savoir pour l’autre s’il est bien portant ou pas.
On peut se sentir bien portant, mais on ne peut jamais savoir que l’on est bien portant. Il n’y a donc de savoir que de ce qui cloche, que lorsqu’il y a symptôme.
L’absence du sentiment d’être malade ne permet pas à l’homme d’exprimer qu’il se porte bien autrement qu’en disant qu’il va bien en apparence.
Cette conclusion toute simple recèle une surprise majeure : elle fait de la santé un objet hors du champ du savoir. Aucun savoir ne peut la dire. Elle circule comme un furet entre les dits du patient qui en réintroduisant le corps subjectif la met en place de vérité. Elle apparaît comme grandeur négative, une fois perdue.
Elle est comme cet objet perdu de Freud, équivalent de l’être, toujours à retrouver, que Lacan désignera comme objet perdu du langage et dont s’occupe et se préoccupe la psychanalyse. La santé, toujours à retrouver, est superposable à la quête d’être. Elle se révèle par le symptôme qui l’indexe comme perte.
La psychanalyse vient donner une place à cette vérité qui tente de se dire, cette quête de l’être qui ne peut se réduire à aucun savoir, savoir qui tente de réduire le vivant parlant à un organisme bien portant, organisme qui n’a rien à dire.
Les poètes et les écrivains nous enseignent sur ce rapport à la vérité de l’être qu’un Kafka exprime avec une telle lucidité «je suis aujourd’hui avec la tuberculose dans le même rapport qu’un enfant avec les jupes de sa mère ». Là se lit qu’à une détresse dans laquelle un adulte peut être plongé fait écho une autre détresse, plus sourde et plus primitive qui va, à travers les cheminements inconscients, s’exprimer dans une maladie à laquelle le sujet serait plus prédisposé qu’à une autre, sa façon singulière de dire l’être qui rate.
La psychanalyse est au cœur de ce dire de l’être qui rate, qui souffre, qui questionne et demande.
Là où le médecin est sommé de répondre à la demande, le psychanalyste la suspend jusqu’au point où s’inscrit le ratage qui fait l’humain.
C’est ainsi qu’à l’appel de médecins, Lacan s’est défini en tant que psychanalyste, comme le missionnaire de la médecine
Face à ce ratage, le médicament peut bien avoir une fonction de pansement social, puisque au-delà de toutes les tares que notre société secrète, le goût immodéré pour les médicaments est un des moyens pour y pallier.
Au premier degré, il est l’objet oral qu’on ingère, il répond, au-delà de ses propriétés spécifiques, au primitif désir oral et à la demande vorace qui en émerge, à combler dirait le médecin, à suspendre répond la psychanalyse.
Au-delà du savoir imputé à juste titre au médecin, le médicament est le support d’un savoir. On ingère du savoir qui nous est servi sous toutes les formes par toutes sortes de noms évocateurs, qui le font objet de consommation, faisant prospérer l’industrie pharmaceutique. Pléthore de consommation à laquelle le sujet anorexique répond par la radicalité d’un symptôme qui frise la mort pour lui faire échec. Mais pour le plus grand nombre, c’est l’angoisse qui apparaît comme signe salvateur d’objection à la consommation, à prendre au sérieux. Plus on produit, plus on consomme, plus on angoisse. Plus est exigée une épaisseur plus grande de pansement qui ne fait en fait que révéler ce qu’il tente de masquer.
Cette conclusion semble pessimiste, et peut-être est-elle exagérée quand elle inclut le médicament dans le registre des objets de consommation, quand elle réduit la médecine à sa face « industrielle ». Mais on ne peut que constater le risque de disparition de l’art médical devant cette course effrénée vers le tout « scientifique » qui exclut la parole. Un ami rhumatologue me disait récemment que ce sont ses malades qui se réduisent eux-mêmes à des images échographiques, ou radiologiques quand lui-même tente de les dissuader d’avoir recours à un diagnostic de certitude devant ce qu’il considère n’être qu’un désordre fonctionnel souvent d’origine psychosomatique. Nombreux sont aujourd’hui les médecins comme lui qui s’interrogent sur cet art de la vie en danger d’extinction. Nous nous joignons à eux pour en débattre.
Yamina Guelouët
Toulouse, 25 mars 2004.